La basilique Notre-Dame du
Port, à Clermont-Ferrand, édifice majeur de l'art roman auvergnat, a été
entièrement rénovée en 2009, ce qui a permis de mieux mettre en valeur son architecture
exceptionnelle, en particulier la richesse de son choeur où une série de
chapiteaux historiés, dus au sculpteur Robertus, expose une remarquable
dramaturgie iconographique allant de la Genèse à l'Assomption. Les touches de
peinture ajoutés à ces chapiteaux les rendent plus visibles à l'oeil du
visiteur, mais la photographie en haute résolution met en évidence une certaine
grossièreté du trait qui dénature quelque peu l'expression originelle des
personnages. Une telle restauration est heureusement non destructive, réversible et pourrait être améliorée dans
l'avenir.
C'est un des chapiteaux de cet ensemble, celui
du Paradis Perdu, qui me conduit à une réflexion d'ensemble sur le regard
contemporain qui peut être porté sur l'art, notamment à travers la
représentation de la femme dans l'iconographie religieuse romane et plus
généralement médiévale.
On y voit une Eve difforme (
dotée d'un nombril, ce qui dénote la naïveté ou l'ignorance de l'artiste ) qui
tend à Adam le fruit défendu offert par le serpent ( à moins qu'elle-même,
doublement coupable, le donne aux deux à la fois ) ! Sur les autres chapiteaux,
la figure féminine de la Vierge Marie, la "Nouvelle Eve", est
heureusement mieux traitée, tout en restant maladroite.
Cette difformité délibérée reflète
évidemment une vision dégradante de la
femme - supposée impure et inférieure - qui a traversé le Moyen Age, à travers
des interprétations plus ou moins pertinentes d'une épître de saint Paul ou de
tel commentaire de saint Grégoire par exemple, bien que d'autres théologiens,
tels saint Victor et saint Thomas d'Aquin aient heureusement corrigé cette misogynie.
La méfiance à l'égard de la
femme se retrouve dans de nombreuses représentations, telles que les "
Luxures", et autres apparentées dont l'une des plus curieuses se trouve
sur un chapiteau de Langogne où l'on voit une femme dont les deux seins sont
livrés à des monstres. La prolifération des sirènes ( supposées tentatrices ) dans l'iconographie romane n'est d'ailleurs pas
étrangère à cette symbolique de la malfaisance féminine.
La représentation de scènes
de l'Evangile elles-mêmes n'échappent pas à une hiérarchisation dans laquelle
la femme est souvent "en dessous", comme c'est le cas de Madeleine,
couchée sous la table du repas chez Simon, aux pieds de Jésus. Un tympan de
l'église de Saint Hilaire-la-Croix, en Auvergne, en est un exemple frappant.
On peut , du moins
picturalement, rapprocher de cette disposition des personnages, la
représentation acrobatique et rampante de la Salomé du banquet d'Hérode telle
qu'on la rencontre, par exemple, sur un chapiteau de l'église de Saint-Sever,
en Béarn.
On remarquera que les
admirables vierges romanes, notamment auvergnates, témoignent d'une telle
hiérarchie,la figure hiératique de Marie ayant surtout pour fonction de présenter l'enfant Jésus au Monde...
En attendant que l'âge
gothique et ensuite la Renaissance inventent une féminité plus souriante, une
image romane tranche spectaculairement avec cette vision : celle de l'Eve
couchée du Linteau d'Autun, conservée au musée Rollin. Belle, alanguie,
sensuelle, elle apparaît plutôt comme une banalisation qu'une condamnation du
péché originel. Il a cependant été suggéré que ce linteau, destiné à surmonter
la porte basse de l'église, obligeait les fidèles poassant au-dessous à se
courber symboliquement sous le poids du péché et se repentir des séductions
qu'il peut exercer. Quelles que soient les motivations du sculpteur ( sans
doute Gislebertus lui-même), il demeure que cette image exprime la liberté de l'artiste et son aspiration à la beauté par
delà les stéréotypes de son époque.
C'est pourquoi le regard que
nous portons aujourd'hui sur l'iconographie religieuse médiévale ne peut pas se
contenter de rechercher l'illustration littérale d'exégèses aujourd'hui
largement obsolètes, mais d'admirer, dans une perspective anthropologique,
comment artistes et tailleurs de pierre ont su, tout en restant tributaires de
leur époque et de ses moeurs, créer une oeuvre valant aussi pour notre temps.
Je signale à ce propos que dans son excellent ouvrage universitaire :
"L'iconographie médiévale",
Jérôme Baschet donne toutes les pistes pour accéder à la pleine saveur de la sculpture romane.
Et s'il fallait illustrer la primauté du génie artistique
créateur, c'est un petit masque, sculpté sur un chapiteau de l'abbaye de Mozat,
et décrit avec enthousiasme pour la première fois par le chanoine Craplet (
" L'Auvergne Romane ", éd. Zodiaque ) qui nous y invite. On y voit un
visage d'une bouleversante humanité qui proclame comment un obscur artiste du douzième siècle roman
avait inventé la Renaissance avant l'heure. C'est ce que l'on peut appeler un
pur chef-d'oeuvre...
( Cet article est disponible en anglais sur le site
" Via Lucis Photography " https://vialucispress.wordpress.com/2013/01/17/grandeur-and-misery-a-guest-post-by-albert-pinto/ )